Journal Kafka
- posted in: Sur l'écriture
« Je sens combien une grande partie de mon être aspire à la théosophie, mais en même temps j’éprouve face à elle une peur extrême. Je crains d’elle en effet une nouvelle confusion, ce qui serait très mauvais pour moi, puisque mon malheur présent n’est justement que confusion.
Cette confusion consiste en ceci : mon bonheur, mes compétences et toutes mes possibilités de servir à quelque chose résident depuis toujours dans la littérature. Et c’est là en effet que j’ai vécu des états (pas beaucoup) qui selon moi sont très proches des états de voyance que vous décrivez, et pendant lesquels j’étais totalement et absolument dans chaque idée, mais tout en accomplissant chacune d’entre elles, états pendant lesquels je sentais que je n’étais pas seulement parvenu à mes propres limites, mais aux limites de l’humain en général. A ces états, il manquait seulement la paix de l’enthousiasme qui est probablement propre au voyant, même si elle n’était pas totalement absente. Je conclus cela du fait que je n’ai pas écrit le meilleur de mes travaux dans ces états.
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Je crois que cette insomnie est causée uniquement par le fait que j’écris. Car aussi peu et aussi mal que j’écrive, je deviens quand même plus susceptible à travers ces petits ébranlements, je sens surtout vers le soir et encore plus le matin le souffle, la possibilité proche de grands états qui me déchirent et qui pourraient me rendre capable de tout, et ensuite, dans le bruit général qui est en moi et que je n’ai pas le temps de commander, je ne trouve pas le repos. Finalement, ce bruit n’est qu’une harmonie réprimée, contenue, qui laissée libre me remplirait totalement, et même m’étendrait au loin et puis continuerait à me remplir. Mais actuellement cet état, à côté de faibles espoirs qu’il fait naître, ne provoque que des dégâts, car je ne dispose pas en moi d’une intelligence suffisante pour supporter le mélange actuel, dans la journée le monde visible m’aide, la nuit cela me déchire sans être empêché.
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La pitié que nous ressentons pour ces acteurs qui sont si bons et ne gagnent rien, et qui en plus sont loin de recevoir assez de gratitude et de gloire, n’est en vérité que la pitié éprouvée face au triste destin de tant de nobles aspirations et surtout les nôtres. C’est aussi pourquoi elle est si excessivement forte : extérieurement elle va vers des personnes étrangères alors qu’en réalité elle nous concerne. Mais cette pitié est malgré tout si étroitement liée aux acteurs que même en ce moment je ne peux la détacher d’eux. Parce que je le reconnais, elle se lie encore plus à eux pour me braver. »