Si l’amour avait la forme d’un caillou

« Si nous réfléchissons à n’importe quel phénomène vital, selon même sa plus étroite signification qui est : biologique, nous comprenons que violence et vie sont à peu près synonymes.

Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l’œuf, la fécondation de la femme, la naissance d’un enfant relèvent d’accusation de violence. Et personne ne met en cause l’enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé ».

Jean Genet, Violence et Brutalité

Je n’ai pas encore lu le célèbre livre dont est issu le film et je sens pourtant que ce dernier entretient avec l’œuvre d’Emily Brontë un rapport de déférence intelligente.

L’ouvrage est abordé comme symbole parfait et générique de la littérature et de ce qu’elle draine comme prestige, plus que littéralement, comme trame narrative. C’est que le drame qui s’approfondit par touches impressionnistes, caresses brusques, attouchements et rejets s’inscrit comme un dépassement de l’œuvre originale en ce qu’il en utilise les points de repères et de chutes (les personnages, les costumes et décors) pour mieux en questionner la substance, l’évidant. Le silence de la séquence introductive, duquel émergent des bribes de mots, agit comme gageure programmative : « qu’est-ce que la littérature ? Comment répondre à cette question, casse-tête (c’est sur le mot “Catherine”, gravé à même le bois de sa chambre que bute Heathcliff), par le biais du langage cinématographique ? Le film apportera son lot de réponses.

Premièrement, le silence : la littérature ce ne sont pas des mots. Ce sont des images ciselées. C’est l’irreprésentable sis au sein même de la vie, c’est ce qui, dans le réel, résiste. C’est la ligne de partage entre le commun et le singulier : le singulier tapis dans le banal qui, par le mouvement qu’opère la caméra, prend des atours merveilleux. Avec ce point de départ, l’on comprend vite qu’il sera question de rapports, de dialectique : puisque ce qui ne peut être dit (sous peine d’être limité, enfermé par le langage) prend naissance dans un tissu de relations (bien campées dans le film, voire caricaturales : le père catholique pratiquant la charité chrétienne, le frère raciste et joueur, l’homme de main brutal), il faut, pour porter au jour ce qui dépasse l’humain et le reconnecte de ce fait au monde de la nature, créer du sens plus que du discours (qu’il soit politique, mondain ou amoureux). Ce sens nait de la mise en présence de matières : mots, sensations, autant de parties de chair. Au XIXe siècle, la littérature peuplait les solitudes, créant des images aux contours flous, puisant une densité indéniable par l’usage des mots pris à rebours, que ce soit par le travail du style, ou leur surgissement, minimal, dans le terreau du silence. Aujourd’hui, le cinéma, à travers l’élaboration — tout au long du XXe siècle — de sa grammaire, a acquis ce même potentiel. Ainsi quand Catherine lache, paniquée, à un Heathcliff revenu d’une longue absence qui a vu leur destin se séparer à jamais : “comment as-tu pu quitter tout cela ?” désignant d’un geste désespéré, les landes brumeuses et sans charmes qu’ils parcouraient enfants (et que, spectateurs, nous avons parcourus de nombreuses fois avec eux, dans leur dos et leur fougue, jusqu’à ce que ces échappées deviennent un leitmotiv joyeux), c’est une folle déclaration d’amour qui jaillit, dont seul le film peut rendre la pleine mesure, ne formulant que l’à côté, délimitant par omission cette zone sensible que le spectateur habite de son plein gré, témoin acteur renvoyé à sa propre humanité par les limites des personnages, leur impuissance, leur profondeur aussi.

En second lieu, il y a l’Histoire : “Wuthering Heigts” n’est pas un film historique, au sens strict du terme, même si décors et costumes en campent les aspects. Je serais tenté de dire qu’il est, sous divers angles, anachronique. C’est-à-dire qu’il entretient des rapports irrévérencieux à l’histoire (qu’il ne couvre qu’en partie – en modifiant les lignes de force), au romantisme dans lequel le livre s’ancre, ainsi que, plus pragmatiquement dans l’industrie cinématographique contemporaine : que faire d’une énième adaptation d’un classique de la littérature anglaise, sans acteurs phares, ni technologie ronflante, ni reconstitution historique mégalomane, ni anniversaire médiatique ?

Avec des touches discrètes apparentées au recours au silence comme allégeance à la littérature, on sent qu’Andrea Arnold joue de l’histoire comme d’une perspective politique : c’est d’aujourd’hui que le film parle. Les enjeux ne sont pas thématiques (bien que l’universalité des sentiments amoureux, les notions de territorialités et d’appartenance soient au cœur du récit), ils sont consubstantiels au langage cinématographique mis en œuvre et aux allers-retours qu’il opère avec ce monument culturel et artistique qu’est le livre, monument et époque qui facilitent la mise en perspective. L’indice le plus prégnant de ce détournement est le jeu des acteurs. Aucun ne semble camper son personnage à proprement parler. Ils sont des hommes et des femmes bien ancrés dans le XXIème siècle (leurs gestes, attitudes, le phrasé de leur langue l’attestent) qui jouent Catherine, Heathcliff, Hindley, Isabella, etc. comme des enfants jouent aux pirates, aux Indiens. Ils nous font voir ceux qu’ils représentent plus qu’ils ne les incarnent, sans que la vraisemblance en souffre. Que du contraire, le potentiel fictionnel s’en voit amplifié, la représentation (au sens étymologique du terme) avance de concert avec le sous-texte sensoriel déployé par le film — une autre de ces forces — et crée une personnification non psychologique, mais sensible, qui nous atteint là où nous ne pensions pas être. Essence poétique qui nous déplace, s’adresse à nous, inconscients portés par la proximité des souffles, des peaux, des cris.

Troisièmement, la nature. C’est à travers son évocation que le sous-texte sensoriel évoqué plus haut se déploie. Elle est filmée non comme un décor, mais comme une force motrice de l’être humain, que l’amour relie à sa dimension la plus vitale (à l’image, les landes/au son, la pluie, le vent, les craquèlements). Très tôt dans le film, on prend conscience que la nature est regardée plus que vue. La multiplicité de ses occurrences (végétales aussi bien qu’animales) n’agit ni comme respiration entre les enjeux dramatiques portés par les personnages ni comme motif rythmique structurant le film, moins encore comme tapisserie noble et merveilleuse. Le processus de personnification sensible engendré par le jeu des acteurs et la distance qu’ils entretiennent avec la caméra est prolongé par cette nature anglaise du Yorkshire du Nord, offerte tel un personnage (le choix du format d’image 4/3, préféré aux habituels formats “Scope”, plus allongés, l’absence de sons surround ne sont pas anodins) regardée à travers le prisme des autres personnages, dans une circulation au centre de laquelle est plongée le spectateur, actif à son insu, bien qu’en retrait. Prisme des prismes diffractant la lumière et les ombres de ces trajectoires de vie brisées. Le vent, les chants des oiseaux sont ainsi déclinés, selon les humeurs, les saisons et les moments du jour, avec un réalisme qui est celui de la passion. La nature dans sa complexité nous renvoie à ces moments d’absence, ces silences habités, dans lesquels se révèlent les parts les plus véritables, authentiques des hommes (que les flashbacks timides viennent rappeler, comme inscription les plus profondes de ce qui nous constitue et ne peut se dire).

Ces trois éléments posés, terreau stable se déployant tout au long du film, on comprendra plus facilement pourquoi le sentiment amoureux (plus que l’amour puisqu’il est filmé de l’intérieur, dans son silence et sa fureur) pourra prendre les dimensions que le destin tragique lui réserve. Ce qui sous-tend et rassemble les éléments, sujets autant que cadres (historiques, territoriaux, narratifs), c’est l’extrême tension qui les projette l’un contre l’autre, l’un dans l’autre. Aussi, tout paraît brutal, violent, que ce soit le cycle de la nature ou les rapports sociaux. Face à ces manifestations violentes, l’amour même, qui en est l’abolition (le dépassement), ne peut se charger de tendresse, sous peine d’être noyé, invalidé. Si la vie est un combat, l’amour en est le bras portant la pierre : il est l’essence même de la résistance, la nécessité contre l’inertie. En un mot, le souffle. C’est l’étendard dressé contre toutes les injustices (en premier lieu celles que l’on s’inflige à soi-même), les défaites, c’est la folie qui nous fait braver le vent, sans trêve. Catherine et Heathcliff se crachent à la figure, se giflent, se bousculent, se brisent : ils semblent se rappeler sans cesse que ce qui les distingue du monde n’est pas leur nature, mais leur capacité d’insurrection et que celle-ci doit être avivée sans cesse par le feu de leur passion, la flamme de leur regard amoureux. Ils savent que si leur être, matière imperméable organique et historique, périra bien vite, l’éclat de leur passion, lui, engendrera d’autres poings tendus, au milieu d’autres paysages luxuriants, dans d’autres époques que la conscience se donne.