Le sujet : drame du documentaire de création

La pratique documentaire est basée sur un malentendu : la tyrannie de la réalité. Là où le cinéma de fiction vise à la finitude, et s’appuie sur des scénarios qui encadrent une dynamique parfaite, équilibrée (à travers diverses déclinaisons du schéma narratif ou de sa négation), le cinéma documentaire est, pour beaucoup, y compris pour ceux qui le pratiquent ou le financent, un document mis en images. A ce titre, il appartient plus à la catégorie du patrimoine du vivant qu’à celui de la création.


Il s’agit de rendre compte, dans la tranche de temps plus ou moins recréé qu’est le film, d’une réalité qui lui préexiste : le documentaire serait avant tout une trace. Trace au faible rayonnement, d’une situation, d’un personnage, d’une problématique individuelle ou sociétale. Et bien qu’une distinction sémantique le différencie du reportage, il semble partager avec lui le même point focal, à savoir le sujet.

Un bon documentariste serait donc un être qui se penche sur des sujets susceptibles d’intéresser le public, par leur incongruité, leur potentiel émotionnel ou leur adéquation avec l’actualité. La fascination du cinéaste pour son sujet garantirait un traitement singulier qui, sans éclipser la tranche de réalité qu’il sert, viendrait offrir une lueur d’originalité qui le distinguerait de la masse des documents.

En tant que spectateur, les films documentaires qui m’ont durablement marqué sont ceux qui m’offrent, à l’issue de la projection, un sentiment d’incomplétude alors qu’un nuage d’étonnement éclaire mon visage. Et pour cause, au sens strict, je n’ai rien appris. Je suis au-devant de quelque chose qui ouvre en moi un paysage de vérité plus que de réalité, un paysage qui résiste, qu’on ne peut cerner, embraser d’un seul regard. Je ne pourrais pas dire que je les aime (il y a même régulièrement quelque chose de l’ordre de l’agacement, lorsque je m’y frotte), mais ils m’accompagnent longuement, ils me devancent me rattrapent, bref, ils existent. Pour moi, en moi, ils inscrivent les bases d’un dialogue auquel je ne cesse de revenir, reformulant sans cesse leur résistance à l’interprétation.

S’il en est de même pour les autres formes d’art (dois-je cerner ce dont parle une sonate pour l’apprécier ? Est-ce qu’un tableau doit, en premier lieu, m’apprendre de quoi étaient composés les banquets du XVIIIe siècle ?) cette distinction entre le métabolisme d’une œuvre (les enjeux qu’elle se donne, ce qui la fait tenir debout) et le contexte dans lequel elle s’ancre est, pour le documentaire, un enjeu majeur qui, selon l’issue, l’érigera ou pas au rang d’art.

J’aimerais tenter, au sein de cet espace de réflexion qu’est la résidence, une définition de ce que serait un cinéma documentaire, tel que je le conçois et tel que je tente de l’édifier à travers mes films.

Ainsi, il est de plus en plus clair que je cherche un cinéma documentaire sans sujet. Si bien qu’il m’est toujours périlleux de résumer le film sur lequel je suis en train de travailler. Devant les sempiternelles questions « de quoi cela parle-t-il ? Quelles sont les thématiques soulevées ? Pourquoi avoir choisi ces personnages ? », je suis souvent dépourvu.

Lorsque je me lance dans un projet de film, c’est qu’une convergence d’indices m’a appelé. Il peut s’agir d’une bribe de conversation captée, d’une rencontre furtive, d’un endroit particulier, d’un souvenir. Autant d’agents qui tout au long du processus vont continuer à coexister en moi, en s’agençant différemment (et en revêtant plus ou moins d’importance) dans ce lieu particulier qu’est le film. Au cours de la réalisation, il me paraît important de garder cette ignorance par rapport au sujet réel du film, afin de conserver la dimension sensorielle des éléments déclencheurs. Là ne réside pas pour autant un manque de savoir-faire ou un aveu d’impuissance. En tant que cinéaste, mon attention doit se focaliser ailleurs : dans la fabrique d’une forme cinématographique autonome.

J’ai devant moi une série d’éléments : personnages, lieux, situations, archives, musiques. J’agence ces éléments en vue de créer une sorte de métarécit qui, tout en les faisant vivre, les surplombe.

Pourtant, ce refus de hiérarchiser – et donc de réduire – le réel au service d’un sujet n’est pas le refus du réel lui-même. Au contraire, c’est son appel. Ce qui m’intéresse dans le documentaire (et ce pour quoi je ne me suis encore jamais plongé dans le cinéma de fiction, stricto sensu), c’est sa capacité à brouiller les pistes entre art et vie. Sa fabuleuse puissance à faire émerger de toutes choses, leurs lignes créatives et vitales