La découverte de la réalité

Il arrive que les choses ne se nomment qu’a posteriori, lorsqu’on découvre, longtemps après les avoir vécues, qu’elles n’étaient pas absolues et que dès lors il faut les dire pour les discerner du reste. La « ligne cinéma-réalité », cette pédagogie défendue à l’Insas, fait partie de celles-là. Et moi qui aime autant jouer avec les mots qu’avec les images et les sons, je ne peux m’empêcher de constater tout à la fois l’incongruité de cette dénomination et sa justesse. J’y reviendrai.


Lorsque je suis « entré » à l’Insas (on dit cela, car il y a un concours d’entrée, mais je pense, a posteriori toujours, que l’on dit cela, car on entre aussi dans les ordres, ceux du cinéma, et plus particulièrement d’un cinéma minoritaire), je ne connaissais strictement rien au 7e art. Mis à part quelques éléments de culture générale que j’avais glanés pour préparer le concours d’entrée, j’étais alors féru de musique, actif dans le domaine et désirant devenir opérateur son. L’option « son » a ceci de particulier que, bien que s’inscrivant dans la filière cinéma, elle propose un cursus porté sur la musique et le cinéma.
C’est donc dans ces conditions que j’ai suivi, en guise d’introduction, et durant mes deux premières semaines de vie étudiante à l’Insas, le séminaire Filmer l’autre, que j’ai appréhendé comme l’essence même du cinéma que je connaissais si peu. Même si d’autres approches pédagogiques et d’autres visions du cinéma sont venues démentir la primauté de la ligne réalité (proposée par Thierry Odeyn), elles n’ont en rien entamé la ferveur que je lui vouais. Car quelque chose au cours de ces deux semaines inaugurales, à l’intérieur s’était emparé de moi, faisant résonner désirs, pensées et idées qui allaient plus tard (à ma sortie de l’Insas) m’amener à réaliser des films documentaires.
Aujourd’hui, six ans après ma sortie (et ayant réalisé plusieurs courts et moyens métrages documentaires et expérimentaux), alors qu’un cycle se termine dans mon parcours de cinéaste, j’aimerais revenir sur cette notion de « ligne réalité », à la fois pour essayer d’en dégager les lignes de force, mais également, en la définissant, pour mieux comprendre comment elle a travaillé ma vision du monde et à travers elle, mes films.

L’incongruité

Le cinéma a toujours eu maille à partir avec la réalité. Peut-être parce qu’avant tout, en tant qu’êtres humains, le réel est quelque chose auquel on se confronte, plutôt qu’on y baigne comme on aimerait le penser.
Chaque jour, on se frotte à la réalité, on s’y effrite et le cinéma, tout en nous rappelant notre condition d’homme, a le pouvoir de la transcender. En approchant, le temps d’une séquence, d’un mouvement de caméra, d’un son, cette fusion parfaite entre notre vérité intérieure et ce que – à défaut d’autre chose – nous appelons la réalité, cette communion de vérités intérieures, le cinéma nous rappelle la gageure qu’est la vie.
Parler de cinéma-réalité, c’est présupposer que par essence, le Cinéma n’est pas la réalité (ce qui se conçoit aisément), mais aussi, par extension, qu’il en existe un autre, un cinéma de non-vérité qui, en s’écartant d’une certaine forme d’efficience et d’ascèse, ou en flattant notre imaginaire nous éloignerait de notre vérité intérieure.
Je m’inscris en faux contre cette idée. Et dans la réserve que j’émets sur cette dénomination s’engouffre également la distance que mes films ont pris avec la théorie du cinéma-réalité.
Ce qui me pousse à réaliser un film, pour lequel je puise grandement dans cette pédagogie Insas et les films qu’elle charrie ou qu’elle a générés, c’est la volonté de donner à voir et à entendre un équilibre le plus juste possible entre pensée et passion. Passion pour le sujet que la pensée, à travers le langage cinématographique, vient transcender.
Cette passion qui,transposée à l’écran, peut parfois prendre les atours de la fascination, de la gratuité, de la maladresse est le moteur du désir de film : c’est aussi le premier garant d’une relation à la personne filmée dans lequel le rapport de forces- induit par la simple présence de la caméra, ainsi que la ligne de démarcation entre celui qui est devant et celui qui est derrière – est adouci. Dans la passion qui m’anime pour le sujet traité, je m’expose, je risque une proposition que la pensée viendra structurer et mettre en contexte. Je prends donc parti et fais le choix d’exposer une relation, autant qu’une situation. Cette passion, c’est aussi ce que je ne peux formuler, ce que je pressens et ce que je tente de rendre dicible à travers l’aventure d’un film, du tournage au mixage. C’est en quelque sorte la découverte permanente de la réalité, plus que la réalité elle-même.

« Ce que nous avons essayé d’y mettre, on pourrait appeler cela, je crois, une objectivité passionnée. »(Chris Marker, à propos de son film Le Joli Mai)

La justesse

Par contre, si l’on est amené à définir de manière restrictive ce cinéma réalité, c’est bien qu’il est minoritaire et que ce contre quoi, en ses fondements, il lutte est insidieux, car cela revêt les apparats de l’absolu non énoncé.
La culture dominante (largement représentée par les grands leviers audiovisuels que sont les films) au service d’une pensée (néolibérale) dominante s’échine à faire disparaître, en les décrédibilisant par une série de mécanismes en chaîne, toutes alternatives.
Dans ce climat, la marge de manœuvre du cinéaste engagé dans une vision du monde différente (celle du « cinéma-réalité ») et dont les films ne sont que les minuscules manifestations, est étroite. Il en a conscience : la ligne n’est pas uniquement ce qui le sépare du pouvoir, cela définit aussi le mince espace, l’épaisseur qui, de l’autre côté, le préserve de l’indigence de « l’art pour l’art ».
Le documentariste, s’il documente le monde, c’est non seulement parce qu’il en extrait des tranches de réel, mais c’est aussi parce qu’il les réinjecte, dans une forme de rebond, à travers la vision qu’il en propose. Son travail n’est pas terminé une fois son film consommé : il ne prend réellement sens qu’à partir du moment où son engagement se répercute dans la mise en mouvement du spectateur, dans le questionnement de ce dernier, ses associations propres.
Pourtant, l’uniformisation stylistique et le consensus culturel que nous subissons tous aujourd’hui poussent le cinéaste réalité à se demander comment garder sa doxa sans se couper des spectateurs, et donc du monde qu’il documente. Comment continuer à documenter le réel, dans sa complexité, son hétérogénéité, ses paradoxes à l’heure de la tyrannie du storytelling à laquelle l’ensemble du marché culturel semble se plier [1.Pour ne parler que du monde du cinéma, regardons un instant la manière dont quelques films récents se défendent, et l’on verra à quel point ce qui semble compter, c’est l’histoire qu’ils charrient (qui n’est pas forcément le récit du film) et non pas ce qu’ils peuvent apporter au spectateur, en tant que film. Que sait-on du film Boyhood ? « Une expérience unique au cinéma. \(…) Au-delà de l’expérience du tournage, « Boyhood » est aussi un film unique pour le spectateur. Voir douze ans de la vie d’une famille résumée en un long-métrage de deux heures et demie est terriblement troublant » (RTBF / Huguez Dayez). Que sait-on du documentaire Leviathan ? « Armés de mini-caméras, les réalisateurs ont embarqué sur un chalutier afin de rapporter des images sombres et granuleuses de poissons morts, de mouettes rieuses et de pêcheurs privés de sommeil. \(…) On ne sait pas si c’est de l’art ou du poisson. (Première / Gérard Delorme)».] ? Comment rester proche de cette vérité intérieure, avec ses zones de flou et ses points noirs, alors que nous baignons – où que l’on regarde – dans l’injonction au bonheur simpliste et consumériste ? Je n’ai pas la réponse. Mais il me semble qu’une partie du travail du cinéaste aujourd’hui, outre celle de la modélisation de la réalité par le biais du cinéma, consiste à prendre en compte l’évolution des référents culturels, et l’incorporation détournée de ses codes.
Comment relever ce défi ? C’est l’école de demain qui devra nous l’apprendre. Une école qui serait le prolongement de la ligne cinéma-réalité, et l’adaptation de son héritage au nouveau statut des images qui nous fondent.

Article paru dans SMALA CINEMA #4