A propos de VIVRE VIRTUEL – pièce en cours d’écriture

Alors que j’étais en train d’écrire le premier acte de la pièce « Vivre virtuel », j’ai ressenti le besoin de sonder ce qui m’avait poussé dans les méandres du fait divers sur lequel la pièce est basée (lire l’article du journal Le Monde qui me l’a fait découvrir), peut-être pour fabriquer une lanterne qui m’accompagnerait dans la rédaction du texte à proprement parler. Le voici ci-dessous, en attendant la pièce, qui sera en création prochainement à la Fabrique de théâtre.


C’est l’histoire de deux filles de 10 et 11 ans, sur le point de quitter l’enfance. Comme tous les enfants de leur âge, elles pensent qu’une bonne manière de grandir, c’est de se confronter à leurs peurs, de les susciter. Comme si la peur était une barrière et qu’au-delà il y avait le futur, une vaste étendue lumineuse. Elles pensent que la peur doit avancer de concert avec la connaissance, que la peur est là pour combler les lacunes de la connaissance, dont les adultes sont dépositaires oublieux.
Donc la journée, consciencieuses à l’école, elles apprennent et le soir, après leur devoir elles se racontent des horreurs. Si elles étaient nées sous la Terreur ou il y a 100 ans, ou même à l’époque de leurs parents, elles en seraient restées là, et il n’y aurait pas d’histoire.
Mais elles vivent aujourd’hui et ont grandi avec Internet. Comme des milliers d’autres enfants, elles en sont les cobayes. Qu’est-ce que ça change à la forge des représentations qu’est l’enfance, que d’avoir, à portée de clic, un monde de chimères indomptées que les adultes eux-mêmes ne maitrisent pas ?
Ally et Loren (c’est leur nom) vont l’apprendre à leurs dépens. Parmi les horreurs qu’elles se racontent, certaines viennent de très loin dans le temps – leurs mères les racontaient à leur petit frère, ainsi qu’aussi loin qu’on s’en souvienne, et ce jusqu’aux pionniers irlandais qui arrivèrent sur le sol américain, tous leurs ancêtres. Mais d’autres viennent de loin dans l’espace – dans un espace à part entière qui les dépasse et les contient tous : leur écran d’ordinateur.
C’est là, sur ce petit cadre lumineux qu’elles découvrent Slender Man.
« Le Slender Man (de l’anglais « homme mince ») est un monstre ou un personnage de fiction popularisé par un mème Internet, créé par Victor Surge (de son vrai nom Eric Knudsen) en 2009. Il est décrit comme une créature humanoïde très mince, avec des bras anormalement longs, (parfois des tentacules, sortant des épaules ou du dos), un visage blanc sans trait ou relief pouvant ressembler à des yeux, un nez ou une bouche, vêtu d’un costume noir et parfois d’une cravate rouge. Il est souvent considéré comme un personnage néfaste, qui traque et kidnappe. » (c’est Wikipedia qui le dit).
Et il semblerait, à les entendre, que Slender Man les découvre en même temps, comme si ce petit cadre lumineux qu’est leur ordinateur, leur tablette, leur smartphone était un vieux miroir un peu tâché.
Personne ne les croit, personne ne les entend, mais Slender Man les a découvert, et plus elles le regardent (à travers les jeux vidéos à son effigie, qui pullulent, les webséries, les fanarts, les romans, les cosplays) plus il voit en elles, dans leur peur et leur faiblesse d’enfants. Personne ne les croit et d’ailleurs, elles ne le disent à personne, car elles savent que ce qu’elles entraperçoivent est inavouable et ne ferait que se renforcer dans l’incrédulité des autres, ce qu’elles redoutent. Elles vivent quelques mois comme ça (peut-être une année) durant lesquels elles ne se contentent pas de s’accommoder de sa présence, mais elles le construisent comme tous les autres qui y croient. Et nous arrivons ici à une autre particularité de cette histoire. Personne n’a créé Slender Man, tout le monde l’a engendré : des milliers d’internautes qui, au jour le jour et sur base d’une seule photo, lui ont donné de l’épaisseur, des caractéristiques, des désirs morbides. Il est l’expression non pas d’un auteur, mais celle d’une communauté. Et sa légende ne nait pas d’un récit, mais d’une image, une quelconque photographie comme il y en a des milliers échangées chaque seconde sur la toile. C’est donc là que l’histoire devient intéressante et c’est là aussi, à ce moment qu’Ally et Loren deviennent silencieuses de peur d’être incomprises, parce qu’elles savent qu’elles seront incomprises. Et dans leur silence, elles dessinent Slender Man, elles dessinent comme elles le voient et comme il est puisqu’il n’a pas de forme définie, délimitée par un copyright. La peur d’être incomprise s’ajoute alors à l’autre peur dont Slender Man a pris le visage et c’en est trop pour elles. A présent, c’est la peur qui guide leurs actes. Peur profonde, humaine, comme les enfants en ont à cet âge-là lorsqu’ils découvrent que l’humanité est aussi l’inconnu, autre chose que leur chambre, leurs parents, leurs amis.
Bien qu’elles soient déjà tombées – et avec quelque désir – dans cette énergie sombre, la part ancestrale d’ombre qui, par contraste, renforce leur lien amical, elles tentent de résister à Slender Man. De plus en plus désespérément à mesure que la pièce avance, jusqu’à concevoir ce qui ne se présente pas encore – dans leur monde d’enfant – comme un conflit moral majeur. Tuer pour Slender Man. Tuer pour lui résister. Tuer pour protéger leur famille. Mais aussi, simultanément, tuer pour ne pas être tuées. Et tuer, précisément, une proche, une amie, pas quelqu’un qu’elle pourrait détester, qu’elle pourrait se représenter comme l’expression du mal, non : une amie. Elle s’appelle Bella, leur amie. Accomplir ce qui, dans une logique implacable et macabre, se présente comme l’accomplissement d’une loi surnaturelle à laquelle elles croient sans vouloir croire, à laquelle elles se savent attachées par des liens qu’elles sentent fébriles et que, par jeu dans un premier temps puis par orgueil, elles travaillent à solidifier.
C’est aussi un refus qui guide leurs actes. Refus de quitter par la petite porte le monde de l’enfance qui est à la fois celui de milliers d’autres personnes avant elles (balisées par les mêmes clichés – les sentinelles de l’imagination humaine, la nécessité d’éprouver l’ailleurs par la peur) et celui, tout à fait nouveau d’un espace imaginaire autonome et tangible, celui des _datas_.
L’incompréhension des adultes à cet égard, leur aveuglement face à cette nouvelle forme de territoire qu’est le virtuel leur enlève le seul droit qu’un enfant puisse avoir au moment où sa vie est sur le point de basculer et qu’il sent le basculement sans savoir : la certitude que l’enfance est un monde en soi, pas un état transitoire, une infirmité.
Et ce refus les pousse à accomplir un acte désespéré, profondément étranger à l’enfant qu’elles ne sont plus, qu’elles ne seront plus dès le moment où cet acte sera rendu public, interprété, disséqué. Elles le savent, elles le sentent avec toute la préscience qui caractérise les instinctifs, les simples d’esprit, les fous. Mais elles ne peuvent aller au-devant de leur propre folie. Celle-ci les devance : elle est toujours là où elles ne l’attendent pas, dans leur univers familier, dans leurs pensées, leurs rêves exactement comme ce personnage Slender Man qui occupe leur espace mental : sans visage, partout et nulle part à la fois, proche et méprisant, toujours dans leur dos et sans visage.
On ne sent plus bien, au bout d’un moment, si la folie a pris le pas sur l’enfance, ou bien si c’est toujours cette dernière qui parle à travers elle, dans un langage flamboyant, miraculeux et accompli. De même, on ne sait plus si l’existence qu’elles donnent à Slender Man est la preuve de leur folie ou leur folie elle-même, qu’elles auraient investie d’une forme discernable, visible et partagée par des millions d’internautes, en guise d’appel au secours. Peut-être crient-elles « faites-moi sortir de ce no man’s land surpeuplé que personne ne maitrise plus » en sachant qu’elles ne seront entendues qu’une fois qu’il sera trop tard ? Lorsqu’elles seront ensevelies, non plus par la longue légende de l’histoire humaine, mais celle, nouvelle, qu’elles auront créée, un samedi matin, à main nue, en poignardant 19 fois l’une de leur meilleure amie.
De fait, il semblerait que tuer délibérément n’est pas tant ici un assassinat que la réappropriation d’une légende en un récit dont, à défaut de pouvoir l’écrire, elles se sont rendues instruments. Pour elles, l’imaginaire n’est plus à présent une pièce confinée, sombre, mais un territoire qu’elles occupent chez des millions de gens à travers le monde.

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