Le complexe du couteau suisse

J’ai toujours été attiré par la multiplicité. Touche-à-tout en matières artistiques, je me suis plongé à corps perdu dans la musique, le cinéma, la littérature, et cela depuis ma prime adolescence.

Mais depuis de nombreuses années, quelque chose en moi de l’ordre du complexe se développe, sans que je sache s’il prend naissance dans la pression sociale de l’hyperspécialisation, ou s’il est l’expression d’une insatisfaction intime.

Tantôt je me dis

Nous sommes multiples, pluriels. Mais si l’art est l’expression vitale de ceux qu’il habite dans leur complexité (producteur/spectateur, écrivain/lecteur, musicien/auditeur), il me semble que c’est par l’abandon, le dépouillement, la fouille compulsive qu’on peut atteindre le juste.

Dès lors, limiter les médias à travers lesquels on s’exprime. Et même au sein même de la littérature par exemple, cadrer son champ d’investigation, limiter son vocabulaire : flirter avec le silence.

Tantôt je me dis

Nous sommes multiples, pluriels. Les miroirs que nous tentons de dresser, fébriles pour dire le monde tel que nous l’expérimentons ne peuvent être que polymorphes, fragmentés. Ils se doivent d’être foisonnants, d’interopérer entre eux et avec l’extérieur. D’avoir foi non pas tant en eux-mêmes, mais dans la beauté et l’imprédictible de leur interaction.

Et par prolongation, accepter que ce que j’exprime à travers la création ne porte en soi ni sens ni finalité, lisible a priori.

Ecrivant ceci, je me rends compte qu’il s’agit d’autre chose qu’un conflit interne anodin. Ce sont deux conceptions artistiques qui s’affrontent. Deux manières de se positionner, en tant qu’artiste, face à son travail qui s’agitent, constamment, en moi.

Cela fait près de deux ans que j’ai décidé de me consacrer à la littérature. Peut-être est-ce pour me donner l’illusion de déterminer mes obsessions ? Illusion, sûrement : comment et de quel droit pourrait on choisir ? Mais cela me permet aussi de répondre, par l’engagement, à l’appel des mots qui frappent sans cesse à la vitre de ma conscience.

Pour le reste, on ne choisit pas, on se laisse porter, on fait ce qu’on peut.

Lors d’un entretien avec Laure Adler (Hors-Champs/France Culture/18 mars 2015), Werner Herzog, cinéaste que j’affectionne explicite son rapport au travail, au cinéma, à la littérature. C’est dans sa bouche que je voudrais terminer ce billet. Il dit, entre autres, ceci :

« Je n’ai jamais construit une carrière, j’ai toujours été habité par des projets, des histoires, des idées qui m’envahissent. Mais, en fait je n’arrive jamais à rattraper ce flot-là.

-Tout est dans votre tête en même temps ?

— Dans une certaine mesure, oui. Aussi tôt qu’une chose se termine, il y en a 5 autres qui m’assaillent.

Je peux peut-être trouver une métaphore : « c’est comme si je me réveillais en pleine nuit, à 3 heures du matin parce que j’ai l’impression d’entendre un bruit dans ma cuisine. Et je fais irruption et je vois 5 cambrioleurs dans ma cuisine. Il se trouve que je ne les ai pas invités ces gars-là. Et pourtant, il faut quand même que celui qui est le plus véhément, le plus agressif, il faut bien que je lui fasse face. Pendant que je m’écharpe avec celui-là, les autres sont quand même là. Et ça ne s’arrête jamais. Je fais ce que je peux pour rattraper ce rythme-là, mais je suis devenu plus rapide avec le temps. Car évidemment, avec la technologie numérique, le montage va aussi vite que ma pensée. »

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