Autour des eaux de la réalité

Cet article a été originellement publié, dans une version anglaise, sur le site Versopolis.

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Selon vous, les écrivains sont des bateaux, des baleines, ou des poissons-volants ?

Quoi qu’il en soit, qu’ils parlent d’eaux troubles, de nuit, de plongeon, tous s’accordent pour dire que le texte à venir est une traversée. John Keats, dans une de ces lettres, revisitée par Jeanne Campion pour son film « Bright Star », parle du poème comme d’un lac. Le poète nous dit que son travail consiste à « s’épanouir dans la sensation de l’eau». Pour Faulkner, écrire, c’est côtoyer le flux de la vie et l’arrêter par les moyens artificiels des mots.

Julien Gracq, suivant les traces d’un roman qu’il a aperçu comme une lueur, avance à tâtons dans la nuit.

Outre la dimension solitaire et inconnue de l’entreprise littéraire, ces témoignages nous disent également, en creux, que, lorsqu’il travaille, l’écrivain est invisible. Son travail et lui forment un monde éphémère dont l’univers entier est exclu. Et la boite noire dans laquelle l’écrivain est plongé tout entier est souvent assez vaste pour qu’il puisse y rester plusieurs années. Entre deux et dix ans nous dit Annie Dillard, dans « En vivant, en écrivant ». (Elle ajoute, un peu plus loin : « Sur les 4 milliards et demi d’êtres humains qui peuplent la terre, 20 personnes peut-être sont capables d’écrire un livre en un an »,… citant Faulkner — et « As I lay dying », comme une exception à la règle.)

Quand il parvient finalement à donner une forme autonome à son obsession, et que cette forme ressemble à un texte plus ou moins présentable, que d’autres s’accordent ensuite à imprimer, l’écrivain-baleine émerge. On le voit dans les journaux, à la télé, on l’entend à la radio. Il vend, il se vend. Dans les rencontres, les lectures, les dédicaces, les salons, etc. C’est l’effervescence. Il devient bateau, flottant à la surface. Tout est lisse, sous contrôle. Il commente, parle de son livre (comme si ses mots étaient muets). Bref, il existe socialement en tant qu’écrivain. En conséquence, et puisque dès lors il a une fonction, il gagne de l’argent.

Mais dans un monde de l’édition qui mise sur la surabondance (77 986 nouveaux titres en France en 2016), et où, en conséquence, aidé par un espace médiatique saturé, l’écart entre les écrivains vedettes et les autres ne fait que s’agrandir, cet argent est particulier. Il n’est pas tant le fruit de l’écriture de l’écrivain qu’une rémunération pour ses activités de VRP. En effet, pour autant que l’on me permette d’évacuer les écrivains (qui se comptent sur les doigts de la main) dont on voit les sourires sur les panneaux publicitaires dans les métros, l’écrivain, au XXIe siècle, ne vit pas de la vente de ses livres, mais des activités qui découlent de la sortie de celui-ci. Exposé à tout va dans un rôle qui lui sied parfois mal, ce qu’on attend de lui, au-delà de l’éclairage, somme toute anecdotique, qu’il est censé apporter sur son travail, c’est d’incarner et de perpétuer l’image que la société a de l’écrivain. Cet être mystérieux, un peu surhumain, de préférence hystérique. Le livre n’est plus qu’un prétexte légitimant d’une part une société qui hait l’art (toléré, marginalisé, saupoudré de subventions — approche toute démocratique) et dans un second temps, le totalitarisme productiviste de celle-ci (« il nous faut des mots et du papier, des tonnes de papier ! »). Enfin, dernier avantage symbolique, les couvertures imprimées, dans les vitrines des librairies, sur les affiches A4 des centres culturels, éloignent l’écrivain, pour un temps, du regard qui le stigmatise en parasite social.

Mais malheureusement pour son portefeuille, cette période de parade, hors de l’eau, ne dure pas. D’abord parce que le flux tendu de l’information le remplace bien vite par une autre nouveauté, et d’autre part parce que, ne l’oublions pas, ce temps est un temps de vacances pour l’écrivain (il est payé pour son non-travail, en quelque sorte). C’est un temps sans écriture, faits de coups de téléphone, de discours, de séances photo, et, souvent, sans cet espace de jachère intérieure au sein duquel quelque chose s’écrit en lui (voir article précédent). Donc, l’écrivain est pressé de plonger à nouveau, de faire l’expérience renouvelée du lac dont parle Yeats. Il est pressé de retourner à la sauvagerie fascinante des profondeurs.

Embrassant à nouveau l’invisibilité routinière du travail, l’écrivain s’éloigne, par la même occasion, des manifestations rémunérées à la tâche (lectures, ateliers d’écriture, conférences, rencontres, etc.). À l’heure où les rapports de force entre éditeurs et écrivains sont plus déséquilibrés que jamais, et les avances sur recette de belles chimères pour la plupart, cela signifie aussi se couper de moyens de subsistance pourtant rares, et de s’extraire par la même occasion d’un milieu rude et sans mémoire dont les règles d’admission et de rétention n’ont souvent aucune corrélation avec la qualité du travail lui-même.

L’écrivain se trouve dès lors face à un dilemme qu’il ne peut dépasser qu’en se transformant en poisson-volant.

Embrasser le polymorphisme. Faire feu de toute sollicitation pour la relier à ses obsessions intérieures. Se faire l’hôte de plusieurs temporalités différentes.

Mais aussi, se méfier des prédateurs : éviter les dorades du désespoir qui le guettent sous l’eau, et les frégates superbes des louanges qui ouvrent grand leur bec, une fois l’écrivain porté aux nues éphémères lors des manifestations culturelles.