André Romus, ami vivant poète

Parmi les nombreux souvenirs qui émaillent notre courte et intense amitié, je voudrais revenir sur la dernière fois où nous nous sommes vus vivants.

J’étais venu pour t’emmener de l’hôpital au centre où tu résidais depuis quelques mois. Depuis longtemps, ta fatigue morale et physique était palpable. Mais cet après-midi là, dans le taxi qui nous conduisait, tu paraissais léger. C’était le printemps et Liège, séduisante. Je ne me souviens plus de la lumière, mais elle nous enrobait au sein même de l’habitacle, et tu t’es mis à parler.

Je veux dire : tu as quitté l’intuition de la mort, l’appel incessant que – je suis sûr – elle t’adressait et que tu lui adressais en retour, dans l’extrême solitude qui était la tienne depuis des mois, des années, et tu t’es mis à parler avec une voix… présente. Là. De Liège. De ta ville qui, avant d’être un territoire fixait ta mémoire, comme un paysage évanescent et sans cesse recomposé.

Tu parlais à l’homme assis à tes côtés, mais tu parlais aussi à tous les hommes que tu avais été qui, comme moi, les chançards, ne connaissaient pas bien cette ville – ses richesses, ses coins d’ombre et les histoires qu’elles généraient. Avec l’espièglerie dont tu pouvais faire preuve, tu parlais à tous ces hommes et c’est comme si tu leur disais qu’après tout- et même de là où tu étais, même dans cette souffrance infinie où tu étais – les choses continuaient d’être, qu’on les nomme ou pas. Elles continuaient malgré nous, elles défilaient. Elles continuaient malgré nous, nos erreurs, nos maladresses. Nos défaites, nos joies : et même malgré les gens que nous aimions, que nous avions aimés. Malgré l’amour des gens pour nous. Malgré l’adolescent frêle que j’étais lorsque nous nous sommes rencontrés. Malgré le mari, le père que tu fus.

Malgré le poète.

Malgré tous ces hommes qui se sont succédés et qui ont façonné par strates successives nos visages ce jour-là.

Malgré tout cela, la lumière douce et entêtée qui filtrait à l’intérieur du taxi continuait à être, sans que nous, on ait besoin de la dire, de dire qu’elle avait existé. Et tout était bien. Tout était bien pour toi, car personne dès lors n’aurait besoin de dire que nous avions existé : nous étions – enfin – présents. C’est tout.

Tu regardais par la vitre, presque émerveillé : « là, c’est le clos Saint-Antoine » « là, ce café, tu vois, c’est là souvent que nos soirées se finissaient » ?

C’est alors que les hommes que tu avais été, assis à tes côtés, toi, moi, tous dans une communion de silence, nous avons compris que les mots, la poésie, la littérature étaient inutiles. Et c’est précisément pour cela qu’ils nous étaient nécessaires, nous les visages. Ils étaient aussi inutiles que nous. Aussi inutiles que ce passant que la ferveur de tes souvenirs ne voyait pas dans ce paysage que tu convoquais devant moi. Aussi inutiles qu’une langue inconnue. Aussi transparents, souterrain que nos visages, que le temps sur nos visages.

Le chauffeur s’est trompé de chemin, tu l’as repris d’une voix sonore. Nous sommes arrivés, je t’ai aidé à descendre. Nous avons encore passé quelques instants dans ta chambre, j’ai vidé ta valise : pyjama, revues, photos.

Puis nous nous sommes éloignés : j’ai repris le train jusqu’à chez moi. Tu as attendu que je prenne l’avion vers une terre lointaine pour mourir, quelques jours plus tard. Éloignés, mais présents comme les rares mots d’un poème qui infléchissent une vie.